Changement de décor.
La vie passe, le temps hémophile coule, nouveaux endroits, nouveaux visages.
Être un étranger, simple question d’habitudes. Les gens ne vous regardent pas de la même façon quand ils vous connaissent, pensent-ils, bien.
Mais toujours victime des apparences, le premier regard. N’être qu’un inconnu qui passe…
Adaptation. Rester différent tout en se fondant dans une masse. Se cacher d’être soi-même sans jamais renier ce que l’on est vraiment. Arriver à tenir des conversations, arriver à faire rire, à se faire apprécier, à se faire aimer, pour arriver enfin à s’imposer peu à peu, et trouver une sorte d’équilibre entre la personne que l’on est, et celle qu’on feint d’être aux yeux des autres.
Assis dans mon fauteuil, je sais que tout n’est qu’illusion.
Rester stable, savoir surfer sur la vague en attendant qu’elle reparte, éviter un maximum les rochers, et parfois trouver des gens, pour s’amarrer un temps.
Mais rester sur la vague, attendre son heure et poursuivre son chemin, poursuivre ses rêves.
Lieux de travail, lieux de loisirs, lieux de vie, lieux privés ; tous lieux d’un théâtre du quotidien où se joue une pièce dont on ne connaît que la fin.
Suivre un script en totale improvisation. C’est une œuvre expérimentale, où plus les choses changent, plus elles restent les même. Chaque jour.
Il arrive qu’on trouve au personnage un sobriquet, qu’on accepte avec philosophie, et on essaye de faire profil bas, pour que le transit se passe bien.
Dans toutes les situations, garder le personnage. Un acteur ne fuit pas la scène, jamais. En cas de crise majeure, passer en sous-marin, éviter les éclaboussures, retrouver son bunker à la nuit tombée, et éviter les lames de fond. Se reposer, faire le point, et préparer le lendemain. Une routine sans grands dangers pour certains, une aventure aux multiples péripéties pour d’autres.
Être le personnage principal de l’œuvre de sa vie. Mais qui observe le spectacle ?
Le personnage se prend au jeu, mais personne ne lit derrière le masque.
Car personne ne joue dans son théâtre sans son masque. Pas même une simple pièce de boulevard. Dans le mauvais vaudeville de la vie, le port du masque est obligatoire.
Invisible pour la plupart, mais tout le monde porte le sien.
Tandis que chacun revendique son droit d’être soi-même, personne ne vit à visage découvert. Ironie d’un monde qui marche avec l’idée de se cacher en pleine lumière.
Assis dans mon fauteuil, je vois des saints aux visages de pécheurs, des pécheurs aux masques de saints, et je ris devant la dichotomie d’un triste monde tragique.
Derrière le masque, se cache-t-il toujours cette personne aux idées simples qui voulait changer le monde avec des images et des mots, qui voulait juste être heureuse et vivre sa vie sans passer à côté, qui voulait trouver un amour comme on n’en croise que dans les livres ou au cinéma, qui voulait laisser une trace, aussi infime soit-elle, dans le tourbillon de la vie ? Voir les autres comme ses pairs et croire toujours en l’être humain.
Qui est donc cette personne, cynique, sarcastique, blasée, critique, snob, aux airs prétentieux ? Voir que les autres ne sont que manipulateurs ou moutons de Panurge.
Ce masque est-il celui d’un curieux anthropologue avisé en étude constante de sa propre société ? Voir que les autres ne sont qu’élites dirigeantes ou simples consommateurs.
Douces et amères vérités conflictuelles. Regarde encore, ou participe au spectacle.
En observant le monde, on en vient à se demander où se termine la personne et où commence le masque. Ou si nous devenons tous un jour le masque que nous portons.
Nous ne sommes finalement qu’une somme de choix et d’expériences.
Et peut importe l’image de l’on se donne, l’image que l’on renvoie, qui nous voulons être, ou qui nous sommes vraiment ; à la fin, nous serons tous seuls dans nos cercueils.
Il reste encore des gens qui se veulent intègres. Qui aiment à être des personnes entières, ou du moins qui aiment à croire qu’elles le sont, et qui s’efforcent de l’être, même si on ne le devine pas toujours.
Assis dans mon fauteuil, j’observe mon foutu masque.
N’être qu’une brindille dans le flot d’une vie faite d’imprévus. Tourmenté de questions qui n’ont peut-être pas lieu d’être, assaillit par des doutes dont on ne veut pas.
Malgré tout, rester entier. Marcher droit. Essayer de voir les infinies possibilités de la vie, anticiper un maximum, tout en gardant à l’esprit le facteur X, l’inéluctable chaos de l’imprévisibilité. Pour avancer il faut choisir un chemin, mais on oublie souvent qu’en faisant ce simple choix, on abandonne alors une multitude d’autres voies, d’autres possibilités.
On aurait dû, on aurait pu, les remords et les regrets, l’esprit d’escalier.
Faire le point. Analyse complète de la situation, et finir par trouver un choix à faire, un choix simple qui peut tout compliquer. Peut importe la situation, garder en tête que ne rien faire est également un choix. Ligue d’improvisation, « oui, et », ou commedia dell’arte, s’accrocher à son masque plus qu’à la vie elle-même.
Sur cette grande scène, personne ne pourrait calculer les conséquences de tous les choix possibles. Alors souvent on se contente faire profil bas, de répéter pour notre grande tirade, le monologue de toute une vie. Se tenir prêt pour son gros plan. Accueillir à bras ouverts ses quinze minutes de célébrité.
Il est en également certains qui refusent la scène, ou ne veulent pas faire le numéro jusqu’au bout, marginaux ou suicidés. La Mort est un des acteurs principaux de nos vies, prenant sans vergogne ceux qui nous donnent la réplique, parfois trop tôt.
Mais le spectacle doit continuer, et au fond on sait tous qu’un jour elle viendra pour nous.
Enfin, il est de ceux qui préfèrent se contenter d’observer. Pas de ces personnages mineurs ou secondaires qui ne s’imaginent pas valoir mieux, ou à qui on refuse une place plus importante sur notre scène. Non. Juste de simples observateurs.
Assis dans mon fauteuil, je suis spectateur et personnage, et je me demande si quelqu’un le voit.
Dans la pénombre de la vie, j’observe du premier rang. Je regarde un spectacle dont les personnages demandent sans cesse la participation d’un membre du public.
Mais on ne m’appelle jamais.
J’écoute les répliques, parfois je réponds. Je vois les didascalies, j’entends la voix du narrateur. Avoir le choix de basculer dans la folie, ou prendre ça comme une forme de schizophrénie consciente. Voir et entendre ce que d’autres n’imaginent même pas. Sentir des choses imperceptibles, du plus profond de son être, s’étendre à presque pouvoir les toucher du bout des doigts, et les voir s’évaporer, comme les fantômes d’une vie qui ne veut pas de moi. La vie s’enfuit, et hurle en se retournant sur moi.
Mais la vie est une scène, et même assis dans mon fauteuil, je reste le protagoniste de ma propre histoire.
M.
« My house, my family, my backyard, my power mower. Nothing would ever change; nothing new could ever be expected. It had to end, and it did. Now in the dark world where I dwell, ugly things, and surprising things, and sometimes little wondrous things, spill out in me constantly, and I can count on nothing.»
Philip K. Dick