Marcher la Nuit

La ville, les ruelles, la nuit.
Une galerie, un tunnel, une affiche, une trace.
Le temps passe, les gens changent, j’ai changé.
Un jour on aime, un autre pas. On se réveille chaque jour, mais on n’est rarement éveillé.
L’éveil, le rêve, une cigarette, une vie, ma vie.
Un couloir, un train, un avion, partir. Partir, loin. Et recommencer ?
J’avance lentement. Focalisé sur le bruit de mes pas. Lever les yeux, et profiter de l’éveil.
Bercé par le rythme, écouter le souffle de la ville, l’entendre respirer.
Au loin du bruit, des rires, la vie. Errance nocturne propice au vagabondage de l’esprit.
L’écho de mes pas comme un battement de cœur, je marche au rythme de la ville.
Sous une alcôve, un couple. Balbutiements alcoolisés d’une relation prête à être consommée.
Au plus noir de la nuit, on ne croise pas d’amour, seulement une frénésie d’hormones en ébullition.
Des besoins, des envies, du sexe, du vice. Des corps qui se frôlent, qui s’agitent dans la pénombre.
Mais aussi des refus, des conflits, de la détresse, et du mépris.
Le mépris, l’amour, est ce si différent ? L’amour est une forme de mépris.
Le mépris volontaire de soi-même et des autres, au profit d’un autre être qui vous suce l’ego tel un vampire.
Et vous adorez ça. Il promet l’éternité en échange du libre arbitre, et comme des cons, vous acceptez.
Dur réveil quand l’autre se sera barré. Rude, violent, à en crever. Mais vous l’accepterez.
S’enfuir, courir dans les ruelles, traverser la ville, déchirer la nuit.
Chercher le calme, la solitude, l’éveil. Mais la ville grouille, on n’est jamais vraiment seul. Donc on est baisé.
S’enfermer dans sa tête, ou se laisser submerger, envahir par l’atmosphère de cette nuit délicieuse.
Enveloppé dans l’obscurité, drapé de ténèbres, je continue d’avancer.
Faire fi de la vermine, et accepter la nuit, comme une vieille amie.La sorgue est différente ici. En fait, elle n’est jamais la même.
Repenser à une autre nuit, seul, à la lueur d’une vieille lampe, chez moi, ou pas.
La lueur voilée de la flamme, le calme, la musique.
Clapotis et tintements. Sur l’asphalte, sur le métal.
À mes pas se mêle la pluie. L’atmosphère change, la musique aussi.
Le béton, la ville, la nuit, enfin seul dans les rues. La pluie et sa musique…
Vient une image. Des images, d’obscurs paysages urbains se dessinent au rythme d’étranges spectres moirés.
Les dédales se muent au grès de complexes jeux d’ombres chinoises, et la ville est transfigurée.
J’erre à présent dans les boyaux d’un monstre merveilleux.
J’avance dans les étroites ruelles d’un film noir.
Je file près des fontaines d’un giallo.
J’arpente quelque cité du moyen-âge.Pareille à un métamorphe, la ville se joue de moi avec ses multiples visages, et j’adore ça.
Le passé, le présent, et pas de futur. Pas de futur mais ce que nous faisons. Ou ce que je ne fais pas…
Plus de repères, plus habitudes. Tout plaquer pour la nuit, et marcher.
Marcher jusqu’au bout de la route. Se dire « Et si je continuais ? ».
Retrouver les badauds, se fondre dans la foule, devenir l’un d’entre eux.
Lâcher prise, donner libre cours à ses besoins, ses envies, ses vices.
Baiser, copuler, forniquer, s’envoyer en l’air. Simplement pour ce que c’est, sans penser à demain.
Vivre une petite mort, l’étreindre de toutes les fibres de son être, et se dire que c’était bien.
Sans faire de promesse, sans dire de mensonge, juste pour s’accoupler un instant et se sentir vivant.
Ou ne plus être seul.
Je ne veux pas qu’on dise de moi que j’étais un type bien. Je veux qu’on dise la vérité.
Retrouver la nuit, embrasser la ville.Être assis, seul à une table, regarder autour de soi, écouter les gens.
Sentir la vie, sentir sa musique, la musique de la vie, la musique des gens.
La vie est un mauvais film dont personne n’écoute assez la musique.
Je passe ma vie à regarder les gens, à écouter leur musique, à décrypter les signes.
Et vous ne voyez pas, vous n’écoutez pas, vous ne changez pas.
Les temps changent, les gens ne changent pas, je n’ai pas changé.
Les gens essayent de s’adapter aux temps. Je n’essaye pas.
Les gens avancent, mais toujours en cercles. Et ils se demandent ensuite pourquoi ils tournent en rond.
Les gens ont des rêves. Du moins, ils en ont eu, autrefois.
Un rêve ne reste qu’un rêve si vous ne le vivez pas.
L’erreur n’est pas de courir après des chimères, c’est d’arrêter de les poursuivre.
Un verre. Une cigarette. Tendre l’oreille et n’entendre que banalités et futilités.
Des rêves qui ne sont que le reflet de leur lâcheté et de leur paresse.
Les contes et les fantasmes d’une société de consommateurs prisonniers.
Leur vie est une sitcom dont les acteurs sont d’un amateurisme parfait.
Entre télénovelas et téléréalités, les gens rêvent aujourd’hui d’une vie de pacotille.
Répudier la qualité au profit de la quantité. Polluer les cerveaux, polluer la planète. Toujours plus, toujours trop.
Un autre verre. Une autre cigarette. Soupirer d’être un rêveur au milieu d’automates sans cœurs.
Songer. La vie est une cigarette.
Elle part en fumée, elle se consume, et tout finit cendres et poussières
Alors autant en prendre une bouffée.
Dernier verre. Dernière cigarette. J’entends la rumeur de la ville qui m’appelle.
Repartir seul, ou pas. Nouveaux visages. Nouvelles rues. Toujours la même ville, surprenante.
Entrer dans une église. Se poser pour lire un livre. Aller voir un film.
Juste pour voir. Pour se dire qu’on l’a fait, cette nuit, avec elle.
Dire bonsoir, écouter, regarder, toucher, sentir, respirer, vivre, avec elle.
Retrouver ses pulsions, errer à se perdre en elle, retrouver sa chanson, ses exhalaisons.
Et se mettre à courir. Sans raison, sans destination, à en perdre haleine.
Jusqu’à ce que mon cœur sorte de ma poitrine, arraché par la nuit.
Étendu sur le goudron mouillé, prendre conscience qu’il bat encore, au rythme de la ville. Mon pouls est le sien.
Quand on a tout perdu, ouvrir les yeux, et voir une main tendue.
Repartir ensemble, et flâner. Une autre nuit, un autre endroit.
Ne plus être seuls dans nos solitudes. Mêler nos spleens et nos nostalgies.
Observer l’intimité des autres, le regard perçant, la critique aiguisée. Acerbes, mais rarement violents.
Gambadant sur les pavés en évitant les artères, créatures de la nuit riant comme des enfants.
La ville comme terrain de jeux, nous la redécouvrons à deux.
Nous écoutons sa musique, et nous errons. Errons, petit patapon…

M.